On a longtemps parlé des PFAS comme d’un sujet de santé publique. Désormais, c’est aussi un sujet de stratégie industrielle et d’allocation de capital. La multiplication des listes, des registres et des classifications de PFAS ne relève pas de la technicité réglementaire. Elle redessine déjà des chaînes de valeur entières.
Pour un industriel, la question n’est plus seulement : « Ai-je des PFAS dans mes produits ? ». C’est : « Lesquels ? Dans quels usages ? Et où sont-ils situés sur les listes qui vont structurer les interdictions, les délais et, au passage, la perception des investisseurs ? »
La liste des PFAS devient un outil de tri. Entre ce qui est encore « toléré », ce qui est « sous surveillance » et ce qui est, à court terme, « non investissable ».
PFAS : une famille chimique, des milliers de produits
Les PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées) ne sont pas une molécule, mais une famille. Très large. Selon l’OCDE, plus de 4 700 substances entrent dans le périmètre de cette définition. D’autres estimations montent au-delà de 9 000, selon les critères retenus.
Les points communs :
- une structure carbone-fluor très stable
- une forte résistance à la chaleur et aux agents chimiques
- une faible dégradabilité dans l’environnement
- une tendance à s’accumuler dans les organismes vivants
C’est cette combinaison « performance + persistance » qui a fait le succès des PFAS dans l’industrie. Et qui en fait, aujourd’hui, un risque réglementaire et financier majeur.
On les retrouve dans :
- les revêtements antiadhésifs (type Teflon)
- les mousses anti-incendie
- les textiles « déperlants »
- les emballages alimentaires résistants aux graisses
- certains composants électroniques
- des applications médicales et pharmaceutiques
Autrement dit : partout dans l’économie moderne. La question n’est plus de savoir si un secteur est exposé, mais à quel niveau et sur quels types de PFAS.
De la chimie à l’Excel : la montée des listes de PFAS
Ce qui change le jeu, ce n’est pas seulement la toxicologie. Ce sont les listes. Les inventaires. Les classifications. Tout ce qui permet aux régulateurs, aux ONG et aux investisseurs de pointer du doigt des substances et des usages précis.
On peut distinguer plusieurs niveaux.
1. Les listes réglementaires officielles
Ce sont celles qui comptent le plus pour les industriels :
- Liste des substances particulièrement préoccupantes (SVHC) dans REACH (UE)
- Listes de restrictions et de banissements au niveau européen, américain, ou national
- Valeurs limites de qualité de l’eau, de l’air ou des sols pour certains PFAS
À chaque fois qu’un PFAS passe sur une liste de ce type, on ouvre la porte à :
- des obligations d’information renforcées
- des autorisations préalables au-delà de certains volumes
- une interdiction pure et simple à moyen terme
2. Les listes étendues (OCDE, agences nationales)
Parallèlement, des organisations comme l’OCDE, l’EPA (États-Unis) ou des agences nationales recensent des milliers de PFAS, même non encore régulés, mais identifiés comme appartenant à la famille.
Ces listes servent de base aux politiques publiques. Elles alimentent aussi les bases de données utilisées par les investisseurs ESG pour évaluer l’exposition d’une entreprise.
3. Les listes privées : banques, fonds, labels
Dernier étage : les listes « maison ». Certaines banques, grands fonds ou labels extra-financiers définissent leurs propres périmètres :
- liste de PFAS à exclure de toute exposition
- liste de substances à surveiller
- seuils d’exposition sectorielle à ne pas dépasser
Résultat : une entreprise peut encore être légale sur le plan réglementaire, mais déjà pénalisée dans l’accès au financement à cause de sa présence sur ces listes privées.
Comment la classification PFAS rebat les cartes pour l’industrie
Pour un industriel, la nouvelle géographie des PFAS se résume ainsi : le risque ne se joue plus globalement « PFAS ou pas PFAS », mais substance par substance, usage par usage, territoire par territoire.
Trois conséquences majeures.
1. Les PFAS ne sont plus un simple poste « conformité »
Historiquement, on traitait le sujet comme un sujet réglementaire : fiches de données de sécurité, conformité produit, dossiers REACH. Aujourd’hui, la classification PFAS monte dans la hiérarchie stratégique :
- impact sur la pérennité de gammes entières
- réorientation des investissements R&D
- arbitrages industriels entre sites, pays ou technologies
Quand une substance clé est ajoutée à une liste de restriction, c’est parfois tout un modèle d’affaire qui doit être revisité. Modifiez un PFAS dans un revêtement spécifique, vous changez la performance produit, la relation client, la concurrence.
2. Les chaînes d’approvisionnement deviennent des zones de risque
La plupart des industriels finaux n’achètent pas de PFAS « purs ». Ils achètent :
- des pièces déjà traitées
- des textiles déjà enduits
- des matières premières formulées
Si un fournisseur intermédiaire utilise un PFAS bientôt ciblé par la réglementation, le risque remonte toute la chaîne. Sans visibilité fine sur les listes de substances, l’entreprise se retrouve exposée à :
- des rappels de produits
- des ajustements de dernière minute
- des litiges avec les clients ou les distributeurs
L’enjeu devient donc : recenser, substance par substance, l’exposition à la famille PFAS dans la chaîne de valeur. Ce qui demande de la donnée, du temps… et une pression contractuelle accrue sur les fournisseurs.
3. Le facteur temps change les priorités
Toutes les substances ne sont pas au même stade :
- certaines PFAS sont déjà interdites sur certains usages
- d’autres sont en discussion de restriction (échéance 3 à 7 ans)
- d’autres encore ne sont que « surveillées », mais listées par des agences ou l’OCDE
Sur le papier, on pourrait considérer qu’il reste du temps. Dans les faits, les grands comptes et les marques grand public anticipent :
- par précaution d’image (éviter un futur « scandale PFAS »)
- pour stabiliser leurs approvisionnements dès maintenant
- pour sécuriser leurs relations avec les investisseurs
Résultat : des calendriers internes bien plus courts que ceux des réglementations. Certains segments se donnent 3 à 5 ans pour éliminer la quasi-totalité des PFAS « listés », avant même l’entrée en vigueur des interdictions.
Les secteurs sous pression : qui est en première ligne ?
Tous les secteurs ne sont pas touchés de la même manière. Les listes de PFAS créent des lignes de fracture sectorielles.
Chimie et matériaux
Les fabricants de PFAS et d’intermédiaires chimiques sont les plus exposés. L’enjeu est double :
- substituer des PFAS ciblés tout en gardant des performances élevées
- réallouer les investissements vers des chimies alternatives (silicones, polymères non fluorés, etc.)
Les acteurs qui disposent déjà d’un portefeuille significatif de produits « PFAS-free » sont mieux placés pour attirer les capitaux. Les autres risquent de voir une partie de leurs actifs requalifiée en « actifs échoués » à moyen terme.
Automobile et aéronautique
Ces secteurs utilisent des PFAS dans :
- les joints et revêtements haute performance
- les câbles et faisceaux électriques
- des composants électroniques embarqués
La difficulté : la substitution n’est pas triviale. On touche à la sécurité, à la fiabilité, aux homologations. Pourtant, la classification progressive des PFAS pousse les donneurs d’ordres à :
- revoir les spécifications techniques pour exclure les PFAS les plus problématiques
- mettre en concurrence les fournisseurs sur leur capacité à proposer des solutions conformes aux listes à venir
Textile, outdoor, sports
Ce secteur est déjà en pleine transition suite aux campagnes d’ONG contre les vêtements « déperlants » et les textiles techniques riches en PFAS.
Les marques les plus exposées subissent :
- un risque d’image immédiat
- une pression forte des distributeurs et des plateformes en ligne
- des arbitrages d’investisseurs qui scrutent les listes de « PFAS of concern »
À l’inverse, les acteurs qui peuvent afficher noir sur blanc : « aucune substance appartenant aux listes X, Y, Z de PFAS » gagnent un avantage commercial et financier tangible.
Agroalimentaire et emballage
Les PFAS utilisés dans certains emballages alimentaires représentent un cas sensible : lien direct avec le consommateur, enjeux sanitaires visibles, tests en laboratoire relativement accessibles.
La présence d’un emballage contenant certaines PFAS sur des listes officielles peut déclencher :
- des changements massifs de fournisseurs
- des campagnes médiatiques ciblées
- des réactions rapides des enseignes de distribution
Ce que les listes de PFAS changent pour les investisseurs
Pour un investisseur, le sujet PFAS n’est plus anecdotique. Il se situe désormais au croisement :
- du risque réglementaire
- du risque réputationnel
- du risque de litige massif
La montée des listes structurées permet de quantifier ce risque. Et donc… de revaloriser, à la hausse ou à la baisse, certains dossiers.
1. De l’opacité à la cartographie du risque
Les bases de données commerciales et les outils ESG intègrent progressivement :
- le nombre de PFAS réglementés ou surveillés dans le portefeuille produits d’une entreprise
- le degré de dépendance à des utilisations à haut risque (mousses anti-incendie, emballages alimentaires, etc.)
- la présence de l’entreprise dans des contentieux PFAS
Résultat : deux sociétés du même secteur peuvent recevoir des évaluations de risque très différentes, simplement parce que l’une est fortement exposée à des PFAS déjà listés dans REACH ou par l’EPA, là où l’autre s’appuie davantage sur des alternatives.
2. L’émergence d’un « discount PFAS »
On a connu le « discount carbone » pour les entreprises dépendantes des énergies fossiles. On voit apparaître un mécanisme similaire sur les PFAS :
- valorisation plus prudente pour les groupes ayant une forte part de leur chiffre d’affaires liée à des PFAS listés
- hausse exigée des primes de risque pour les émetteurs obligataires concernés
- conditions de financement plus strictes auprès de certaines banques « engagées »
Ce « discount PFAS » ne repose pas seulement sur un scénario de réglementation stricte. Il intègre aussi :
- le coût potentiel des dépollutions
- le risque d’actions collectives
- l’impact réputationnel sur les marques B2C
3. Une nouvelle frontière pour l’ESG
Jusqu’ici, l’ESG se focalisait beaucoup sur le CO₂, l’énergie, parfois l’eau et la biodiversité. Les PFAS s’invitent désormais dans la colonne « E » :
- certains labels ou indices intègrent déjà des critères PFAS explicites
- des fonds à thématique environnementale ajoutent des exclusions basées sur des listes de PFAS
- les investisseurs activistes commencent à cibler les entreprises les plus exposées
Cela crée une différence nette entre trois types d’acteurs :
- ceux qui subissent la pression et réagissent au cas par cas
- ceux qui anticipent et restructurent leur offre pour sortir des listes à risque
- ceux qui transforment le sujet en opportunité, en positionnant des alternatives « PFAS-free »
Comment les entreprises réorganisent leurs stratégies
Face à cette nouvelle cartographie des PFAS, les industriels qui prennent le sujet au sérieux ne se contentent pas de cocher des cases de conformité. Ils redéfinissent trois chantiers clés.
1. Inventorier et hiérarchiser l’exposition PFAS
Premier réflexe : construire une base de données interne des usages PFAS, croisée avec les principales listes réglementaires et d’agences.
Concrètement :
- identifier tous les produits contenant potentiellement des PFAS
- faire le lien avec les fiches matières et les fournisseurs
- classer chaque usage selon son niveau de risque (interdit, restreint, surveillé, etc.)
Cela permet de prioriser : quels produits doivent être reformulés en urgence, lesquels peuvent l’être à moyen terme, lesquels restent – pour l’instant – moins exposés.
2. Intégrer les listes PFAS dans les achats et les contrats
Deuxième chantier : les achats. L’entreprise ne peut pas sécuriser sa stratégie si ses fournisseurs ne sont pas alignés sur les mêmes listes.
On voit émerger :
- des clauses contractuelles interdisant certaines PFAS listées
- des obligations de transparence renforcées sur la composition
- des audits spécifiques sur les substances à haut risque
Les fournisseurs capables de documenter précisément leur position vis-à-vis des principales listes (REACH, EPA, OCDE, etc.) prennent une longueur d’avance. Les autres, même techniquement compétents, deviennent plus difficiles à intégrer dans des chaînes critiques.
3. Reprioriser la R&D et le portefeuille produits
Enfin, la R&D n’échappe pas à cette recomposition. Le filtre n’est plus seulement « performance technique / coût », mais « performance / coût / degré d’exposition aux listes de PFAS ».
Des arbitrages émergent :
- accepter un léger compromis de performance pour sortir d’une substance « listée »
- abandonner certains marchés de niche trop dépendants de PFAS à haut risque
- accélérer des projets de substitution longtemps restés en arrière-plan
Les entreprises qui savent raconter cette trajectoire de transformation – avec des jalons, des objectifs chiffrés, des PFAS clairement identifiés – parlent le langage des investisseurs. Les autres peinent à convaincre qu’elles contrôlent réellement leur risque.
Ce que les investisseurs peuvent (et doivent) ajuster
Du côté des investisseurs, la montée en puissance des listes PFAS change aussi la manière de regarder un dossier, surtout dans les secteurs exposés.
1. Passer d’un discours générique à une analyse substance par substance
Un management qui se contente de dire « Nous respectons la réglementation » n’apporte plus suffisamment de garanties. Les questions clés deviennent :
- À quels PFAS de quelles listes vos produits sont-ils exposés ?
- Quel pourcentage du chiffre d’affaires dépend de ces substances ?
- Quel est votre calendrier de sortie pour les PFAS les plus à risque ?
Les réponses à ces questions font la différence entre un risque maîtrisé et un angle mort significatif.
2. Intégrer un scénario PFAS dans les modèles de valorisation
Les analystes les plus avancés commencent à intégrer des hypothèses spécifiques :
- baisse progressive des ventes sur certaines gammes exposées
- hausse des dépenses CAPEX et R&D dédiées aux substitutions
- provisions potentielles pour dépollution ou litiges
Sans devenir obsessionnel, inclure un « scénario PFAS » dans les modèles permet de mieux mesurer la résilience d’un business model face à un durcissement des listes et des interdictions.
3. Utiliser les listes comme support d’engagement actionnarial
Les investisseurs actifs peuvent s’appuyer sur les classifications existantes pour structurer leurs demandes :
- publication de la liste des principales PFAS utilisées, croisées avec les grandes listes réglementaires
- objectifs chiffrés de réduction ou de substitution sur les substances les plus critiques
- alignement avec les standards des principales agences (ECHA, EPA, etc.)
Cela transforme un débat abstrait sur la « chimie responsable » en échange concret, pilotable et mesurable.
Un nouveau critère de compétitivité
Derrière la technicité apparente des listes de PFAS se joue, en réalité, un sujet très simple : qui sera encore compétitif dans cinq à dix ans sur des marchés où la pression réglementaire, sociale et financière va continuer à monter ?
Les entreprises qui traitent la « liste des PFAS » comme un simple fichier Excel pour le service HSE passent à côté de l’essentiel. Les autres l’utilisent comme :
- un radar des risques futurs
- un guide de réallocation du capital
- un argument commercial et financier différenciant
Pour les industriels comme pour les investisseurs, l’enjeu n’est donc plus seulement d’éviter le prochain scandale PFAS. Il s’agit de prendre de l’avance dans un mouvement de fond. Dans ce jeu-là, la maîtrise fine des listes et de leur dynamique devient un avantage stratégique à part entière.

